sans bruit – texte

Sans Bruit est une installation composée d’une frise formée par un montage de 11,5 photographies, représentant des dossiers médicaux psychiatriques, et d’un assemblage d’annotations extraites d’un registre de service psychiatrique, soigneusement choisies et agencées par l’artiste de manière à occuper l’espace semi-clos de l’alcôve de la galerie.

Caroline Pandelé a réalisé ses photographies dans une salle d’archives psychiatriques, étagères par étagères. Elle en a ensuite sélectionné une partie afin de les adapter à l’espace de la galerie, en occupant toute la longueur du mur. Le montage ainsi constitué forme une ligne de 7 m de long, que l’artiste a composée avec une pensée toute plastique puisqu’elle les a ordonnées de façon chromatique.
Les extraits sont tirés d’un cahier de rapport datant de la seconde guerre mondiale, rédigé à la plume par les infirmiers et les surveillants. A l’époque, les moindres détails étaient consignés, qu’ils relèvent de l’état, du comportement, de la médicamentation et des soins, ou encore des activités des pensionnaires. Le travail de lecture, voire de déchiffrage, et de sélection occupe donc une partie importante dans la réalisation de l’installation Sans bruit. Bien que l’artiste se soit autorisée une part de spontanéité dans le choix du texte, les principaux critères de sélection ont été conduits par l’intention de retranscrire un ensemble homogène, cohérent et représentatif des observations présentes dans ce type de cahiers, ainsi que par la volonté de transmettre un aperçu des études comportementales de l’époque, avec la mise en exergue de remarques récurrentes, qui aujourd’hui apparaîtraient tout à fait anecdotiques.

L’installation Sans bruit se décline ainsi en un dialogue – silencieux – entre la photographie et le texte, soit deux formes d’expression artistique différentes qui se font face, s’opposent et se complètent, conduisant à une dialectique reposant sur l’image et l’écrit, qui ne sont autre que l’incarnation plastique d’une dualité se rencontrant à maints niveaux dans cette œuvre. Or, la notion de dualité, n’est-elle pas justement un des fondements de la psychologie, thème et univers vers lequel Caroline Pandelé nous conduit au travers de cette incursion dans le monde clos et relativement inaccessible d’un hôpital psychiatrique? En plus d’être soigneusement mesurée, cette incursion nous est offerte avec une grande pudeur : les dossiers médicaux sont fermés, seule l’initiale du nom de famille des patients est restituée, le texte, peu apparent, demande un effort de lecture et demeure confiné dans l’espace intimiste de la niche de la galerie.

Adapter une installation plastique à l’architecture intérieure d’un lieu d’exposition signifie insérer l’œuvre dans le présent et par là, toucher directement le spectateur. L’importance des notions d’espace et de temps apparaît à plusieurs niveaux dans la lecture et l’interprétation de l’installation de Caroline Pandelé. L’espace est à la fois défini et indéfini. Les tirages photographiques et textuels ont été réalisés aux dimensions du lieu où ils s’intègrent « sur mesure » et pourtant, paradoxalement, le spectateur est amené à s’égarer face à cette œuvre. La frise de dossiers médicaux constitue seulement une succession de segments verticaux colorés et apparaît telle une ligne infinie, sans début ni fin, donnant l’impression d’un espace sans limites. Evoquant la forme et l’aspect d’une frise chronologique, dont la conception corrobore l’objet même puisque ce sont des archives, objet matérialisant l’Histoire, celle-ci n’offre au contraire aucun repère concret, comme si les évènements ne cessaient de se répéter. Elle se présente comme un rythme atemporel, ininterrompu et cyclique, malgré sa linéarité. Elle n’impose aucun sens de lecture, peut aussi bien se contempler de droite à gauche que de gauche à droite. A l’inverse, d’un point de vue spatial, le texte ancre le spectateur dans des limites bien définies grâce aux trois murs de l’alcôve qui confèrent une impression d’enfermement, écho à l’univers hospitalier. Cette sensation est rendue d’autant plus prégnante par la lecture des extraits tirés des carnets psychiatriques.

Le passage de la contemplation de la ligne de fichiers d’archives à la lecture du texte s’accompagne ainsi du passage d’un espace ouvert et sans limites à un espace fermé, symbolisant le passage du monde « commun» à celui des malades. La galerie devient un espace de déambulation entre deux mondes antinomiques, celui de la mort, matérialisé par les archives, et celui de la vie, incarné par le récit. Et pourtant, c’est le monde de la vie qui est confiné dans un espace architecturalement étroit, comme si la disposition spatiale même, autant que le sujet de l’installation, nous amenait à nous interroger sur notre condition humaine.
Si la structure architecturale du lieu offre des repères matériels concrets, le texte ne conduit pas moins le spectateur à une promenade entre les mots, entre les phrases, qui n’est autre qu’une errance, voire un égarement, dans l’univers des patients. Caroline Pandelé nous offre un aperçu de la vie des pensionnaires qui va parfois jusqu’à l’intimité. Cependant, loin d’être affichées de manière exhibitionniste, le choix des phrases apparaît délicatement pesé et mesuré, de façon à ce que seuls des détails, tantôt majeurs, tantôt triviaux, nous ouvrent un univers qui s’abandonne à notre imagination. Le texte est toutefois jalonné d’indications temporelles qui apportent certains repères concrets. Ainsi, la juxtaposition des phrases peut être appréhendée dans sa globalité comme un récit narratif constituant, du point de vue temporel, une continuité cohérente. Sur le deuxième mur, les indications « depuis 4h », « à 12h14 », « à 14h20 », « à 16h15 », « vers les 5h » ponctuent le texte chronologiquement sans qu’aucune autre donnée temporelle ne vienne rompre cette suite logique. Parallèlement, de nombreuses occurrences relatives à la notion de durée apparaissent telles que « une partie de la matinée » ou encore « au début de la nuit durant 3 quarts d’heure ». De même, des indications spatiales sont données régulièrement : « dans sa chambre », « au quartier cellulaire », « dans la cour »… Le spectateur/lecteur n’est donc pas totalement démuni de repères spatio-temporels. Toutefois, il se trouve happé dans une sorte de récit de l’absurde dans lequel les protagonistes changent sans arrêt et où les évènements se font suite de façon irrationnelle. L’aspect cyclique du récit, induit par le fait que les remarques touchent à la fois à la vie diurne et à la vie nocturne, est d’autant plus déroutant. Tout comme la photographie placée en vis-à-vis, le texte peut être appréhendé avec différents sens de lecture puisque les murs constituent une continuité qui peut être interrompue et interrogée de manière fragmentaire. Le texte et la frise montrent donc le paradoxe de représenter, chacun, une unité pouvant engendrer une lecture linéaire et logique tout en n’étant formés que de fragments, échantillons de vie, dont la vision et la lecture viennent finalement perturber cette appréhension rationnelle, pour finalement conduire le spectateur à s’égarer au travers d’une succession de couleurs et de mots.

Mais l’égarement n’est-il pas au cœur même des écrits ? Il ressort de ces extraits de cahiers psychiatriques une grande perplexité de la part de leurs auteurs, infirmiers et surveillants, face aux personnalités et aux attitudes des pensionnaires. Nous nous trouvons dans le registre de l’observation et non de l’analyse. Il n’apparaît aucun essai d’interprétation car ils semblent eux-mêmes égarés, déroutés par les comportements des patients. Ainsi, il ressort clairement de ces écrits une grande méconnaissance et même une impuissance face à ces troubles psychiatriques. Les verbes « ont l’air » ou encore « paraît » traduisent bien cet état d’ignorance. Les médecins scrutent puis consignent mais sans réellement savoir ce qu’il importe de relever. Il en découle une multitude d’informations des plus diverses, qu’elles soient physiques ou comportementales, qui offrent au lecteur une sorte de pérégrination fourvoyante à travers un pavillon psychiatrique. Les maux des patients, bien souvent eux-mêmes sujets à l’égarement, demeurent à cette époque soumis à de grandes incertitudes et cette idée de mystère trouve un écho visuel dans la succession des dossiers psychiatriques de la frise photographique qui demeurent clos, laissant seulement entrapercevoir des feuilles qui dépassent çà et là, de façon tentante, mais qui restent entièrement inaccessibles. Caroline Pandelé nous donne à voir, mais ne dévoile pas. Elle préfère offrir au spectateur des indices afin de préserver une distance avec ce qui lui est présenté.

Cette distanciation au réel trouve une résonance dans le choix de la couleur du texte : le blanc. Couleur traditionnelle de l’hôpital, le blanc est également celle du silence, qui renvoie immédiatement au titre de cette installation : Sans bruit. A ce sujet, Kandinsky, qui s’est énormément impliqué dans l’étude des relations couleurs-musique, a écrit à propos du blanc : il « apparaît comme le symbole d’un monde d’où toutes les couleurs, en tant que propriétés matérielles et substances, auraient disparu. Ce monde est tellement au-dessus de nous qu’aucun son ne nous en parvient […] C’est pourquoi le blanc agit également sur notre âme (psyché) comme un grand silence, absolu pour nous ». D’ailleurs, ce silence touche également la frise de photographies puisque, selon ce même artiste-théoricien, la ligne horizontale est également une ligne silencieuse. Les observations touchant aux patients sont donc affichées avec une grande discrétion. Le texte se fond avec les murs de la galerie et demande un effort pour être lu. S’il apparaît, de prime abord, une confrontation chromatique entre les dossiers, immédiatement visibles, et les écrits, à peine perceptibles, c’est en fait avec une semblable pudeur qu’ils sont présentés, l’image se caractérisant par son étanchéité et le texte par son opacité. Caroline Pandelé veut attirer le spectateur au-delà de ce qui lui est exposé. Le blanc apporte une impression d’inaccessibilité et, parallèlement, d’infini.
Par ailleurs, si le blanc permet d’immerger plus directement le spectateur dans une atmosphère hospitalière, les extraits du texte évoquant un irrémédiable désir de fuir l’internement tels que « La fenêtre de sa chambre est ouverte » (mur 1), « elle dit qu’elle ne demande qu’à sortir par une fenêtre » et  « ce malade se plaint de manque d’air » (mur 2), trouvent un écho direct dans la structure de l’alcôve de la galerie où l’ouverture peut être pressentie comme une fenêtre permettant d’échapper au malaise suscité par l’enfermement et le face à face avec les patients. Par conséquent, la structure et la couleur du renfoncement mural de la galerie confèrent au texte une lecture d’autant plus percutante qu’elles concourent à créer une atmosphère rappelant celle d’un hôpital, rapprochant ainsi davantage le spectateur de la situation des malades internés.

La richesse chromatique de la frise contraste avec la blancheur du texte. Elle offre une sorte de mélodie des couleurs qui s’oppose à l’aspect silencieux des murs tapissés de phrases blanches bien que, sur le plan du contenu et par essence, le texte parle tandis que la frise demeure muette. Composée d’une large palette de teintes, la frise est ainsi rythmée par une grande diversité chromatique faisant alterner des zones marquées par des bruns et des bleus sombres avec des nuances lumineuses telles que le blanc ou le jaune, créant ainsi un mouvement dynamique. La frise photographique incarne par ailleurs une dualité entre l’organique et l’abstraction dont le passage de l’un à l’autre ne s’accomplit que par l’imagination. L’objet, ici le papier, matière organique par excellence, se transforme en une composition purement plastique, voire esthétique, lorsque l’on s’en éloigne et que l’esprit ne perçoit plus qu’une ligne rythmée par des segments verticaux colorés, tantôt rectilignes, tantôt courbés, aboutissant à une vision totalement abstraite. Mais l’imagination peut également engendrer le passage de l’abstraction à l’organique. La frise, toujours contemplée avec une certaine distance, ne peut-elle pas évoquer le veinage du bois dans lequel les courbures des dossiers rappellent la forme de nœuds ?

Cette dualité entre l’aspect organique (le corps physique) et ce qui se situe au-delà (l’émotionnel, le psychique) est au cœur même du texte, bien que peu de mots soient posés pour le second de par les connaissances encore très limitées de l’époque. Toutefois, au sein des nombreuses descriptions comportementales ayant trait directement au corps physique, on peut relever des annotations, bien que très abstraites, appartenant au domaine du psychique : « troublé », « très agitée », « mental confus », « égarée »… Ainsi, les limites entre le réel et l’abstrait demeurent étroites tant dans la frise photographique que dans le texte.

C’est justement avec une forte conscience et prise en compte de la notion de limites que Caroline Pandelé a élaboré son œuvre. La photographe part du réel mais pour amener le spectateur à regarder plus loin. Malgré l’ambivalent sentiment d’attraction-répulsion que peut susciter le milieu psychiatrique, la pertinence du choix des extraits des registres évite toute situation de voyeurisme de même que tout assujettissement à une simple contemplation morbide. L’intérêt de l’artiste pour le hors-champ transparaît clairement dans Sans bruit. Elle crée et ouvre un univers, à partir de la captation du réel, dans lequel le spectateur est amené à s’égarer pour finalement aller au-delà. Ainsi, si l’artiste élabore des limites au sein de son processus de création, elle veut au contraire amener le spectateur à dépasser ce qui lui est présenté.
La notion de limites n’est pas seulement présente dans la conception de cette installation, elle se trouve au sein même de l’œuvre. Dans le texte, les limites des connaissances relevant de la psychiatrie sont évidentes puisque les remarques appartiennent au simple registre de l’observation. Dans l’image photographique, les dossiers archivistiques peuvent être rapprochés de la présence des livres dans les peintures de natures mortes, qui n’ont d’autre but que de dénoncer les limites de la connaissance et du savoir humain.

Si le sujet central de cette installation demeure celui de la folie, celle-ci n’apparaît pas systématiquement de façon évidente, et lorsqu’elle s’affiche, aucune appellation clinique n’est présente pour la définir. Dans le texte, le terme « gâteux » est le seul mot appliqué à un état de démence. Le spectateur peut ainsi être amené à éprouver de l’empathie envers ces patients aux maux inconnus mais dont la souffrance se pressent intensément, qu’elle soit clairement exprimée ou latente. Placé en témoin d’une détresse humaine, il est amené à s’égarer entre les différentes informations. Des phrases ne faisant apparaître aucun trouble pathologique (température corporelle, alimentation) alternent avec d’autres relatant des comportements de névroses d’une grande violence (malade badigeonnant les murs de ses excréments), et ce afin de retranscrire avec la plus grande exactitude possible la vie et le monde dans lequel évoluent les patients. Ainsi, la lecture repose sur un balancement entre récit de gestes quotidiens des plus communs (repas, selle, sommeil…) et détails qui nous inscrivent immédiatement dans l’univers psychiatrique (camisole, électrochocs…).

Avec l’installation Sans bruit, Caroline Pandelé nous introduit avec une grande délicatesse dans le milieu singulier d’un hôpital psychiatrique. Loin de soulever un débat sur la transgression de l’image ou encore sur la violation de l’intime, c’est avec beaucoup de respect qu’elle nous livre une œuvre où tout ce qui est présenté apparaît soigneusement pensé et maîtrisé. Cette juste mesure ne falsifie pas pour autant la réalité qui est exposée et ne vise aucunement à tromper le spectateur. Simplement, ce qui ne doit pas être montré demeure invisible, et ce qui ne doit pas être dit reste l’apanage du silence. Elle trouve la juste distance qui évite de tomber dans l’impudeur et encore moins dans le pathos. Sans bruit résonne à partir de confrontations multiples, d’une dualité constante, qui conduisent le spectateur à une errance à travers les images et les mots.

Marine Laplaud
Historienne de l’art 2010