introduction

 

dans les ombres d’hier
une introduction au travail de Caroline Pandelé

« toujours le mystère au fond aussi certain que le sommeil du mystère de la surface »
Fernando Pessoa (Álvaro de Campos), Bureau de tabac, 15 janvier 1928.

Les projets artistiques de Caroline Pandelé sont conditionnés par des évènements qui s’imposent à elle. Dans son quotidien, au hasard de ses déplacements et de ses rencontres, elle va connaitre des situations qui vont l’habiter, intellectuellement et émotionnellement, et nécessiter qu’elle leur accorde du temps. Ces situations, ces germes de projets, ne pourront véritablement exister, –  se sublimer en forme plastique et advenir œuvre –, qu’à la condition d’une invitation par un centre d’art et la proposition d’un contexte d’exposition avec ses caractéristiques spatiales, humaines. Entre ce moment premier de la rencontre, avec une matière de travail, et celui de la concrétisation dans l’espace d’exposition, là est le moment latent du travail de Caroline Pandelé. Il croît et se densifie en pouvant emprunter différentes directions avant, finalement, de connaitre un état de cristallisation.

L’artiste s’intéresse aux affects, à la fragilité des personnes, qui, quelles qu’elles soient, cheminent dans une forme d’aventure ambiguë. Elles se doivent de se représenter, de se conformer à des fonctionnements, à des forces sociales, à des codes familiaux qui les dépassent et les impriment. Mais dans le même temps, elles sont des cibles sensibles, avec des doutes, un quant à soi, une intimité. Par-delà la sphère de l’individu, Caroline Pandelé explore aussi la manière dont les fêlures de l’identité « transpirent » et s’imposent à l’autre dans les dynamiques de groupe, et, souvent, au sein des familles. Le travail de l’artiste dévoile des fragments de vies enfouies. Il revient sur des « résidus » de passé qui perdurent de manière fantomatique dans le présent des personnes. La thématique de la mémoire, principalement la mémoire individuelle, est ainsi convoquée ; celle qui, par la force des œuvres, résonnera dans l’espace de l’exposition et atteindra une aura universelle. 

Tout commence pour Caroline Pandelé par la rencontre avec une image, une correspondance, un objet intime, un fait localisé… L’artiste perçoit une proximité émotionnelle avec le sujet qui peut émaner de son propre entourage mais pas nécessairement. Elle active dès lors une forme d’enquête, délibérément errante, sans être celle d’une historienne. Sans recherche d’exhaustivité, mais en opérant des choix sensibles, elle chemine, pour finalement aboutir. Le moment de l’exposition se dévoile alors selon une apparence ultra-précise, clinique, voire froide parfois. Cette rigidité visuelle, bien entendu, autorise le public à une véritable appropriation et ouvre sa propre temporalité, ce faisant, elle camoufle totalement la grande proximité sensible de l’artiste avec ses sujets.

Les expositions de Caroline Pandelé se composent le plus souvent de vastes installations réunissant une étonnante variété de médiums ou supports. Photographies, impressions numériques marouflées, dispositifs sonores et lumineux, objets (parfois de type ready-made), se conjuguent dans l’espace et forment une constellation de signes et de motifs. Ces installations renvoient à des narrations visuelles relativement ouvertes. La variété de la composition et la non linéarité des accrochages invitent le regardeur à fabriquer des liens et un récit qui entre, certainement, en résonance avec sa propre intimité. Il est aussi conduit à envisager ce qui est masqué et dans l’ombre : un vaste hors-champ partout suggéré par l’artiste dans ses propositions. Pudiquement, au cœur de ses installations, se retrouvent tapis des éléments clés, saisissant et révélateurs du sujet et de la matière mobilisée. Relativement à l’image photographique, Roland Barthes parle du punctum , ce « lieu » précis d’une image qui situe – peut-être, de manière mutique dans un premier temps – l’endroit de la véritable rencontre forte entre le regardeur et l’œuvre. C’est dans cette dialectique du particulier et du général que Caroline Pandelé « manœuvre » ses projets ; elle y travaille les rapports du fragment et du tout, de la bribe et du récit, de l’anodin et du spectaculaire, de l’intime et du social. 

Dans la rencontre avec l’œuvre de Caroline Pandelé, le spectateur est convié à vivre une expérience intense. Les propositions rendent intranquilles. Des violences et des douleurs sourdent. Les émotions sont pleines et intactes. L’artiste, avec précision, évoque la vie telle qu’elle est, dans « l’éloquence » de sa véracité et au-delà des masques et des silences. Alors les temporalités se retrouveront intriquées ; celle qui donne l’origine des projets en surgissant du passé ; celle du présent de l’artiste dans laquelle résonne intimement la matière qu’elle travaille ; celle du spectateur dans l’exposition qui, vivant un moment de nudité des affects, voit surgir ses propres troubles, sa propre histoire. Alors les temporalités ne forment plus qu’un seul et même souffle…

Paul de Sorbier, Maison Salvan, Labège

 

 1 Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Editions Cahiers du Cinéma, 1980