l’âpreté comme ornement

 

« Villa Pomone » est une installation de Caroline Pandelé qui intègre l’actuelle exposition de la Maison Salvan[1]. Elle fait suite à une autre proposition datant de 2014. Au travers de ces deux projets se révèle une permanence : le travail en présence consiste à ouvrir des interstices dans lesquelles « tournoie[nt] la neige des choses tues »[2].

 « Villa Pomone » donne à percevoir une vie par fragments, par des pleins et par des vides, par une composition agençant dans l’espace de multiples supports (texte, objets, parfum, photographies d’archives ou réalisées par l’artiste). L’installation est un agrégat de signes de multiples tailles et matières, méticuleusement choisies, au sein de laquelle l’artiste suggère des formes de violence que traverse une personne à différents moments de sa vie. Cette violence opère le plus souvent en creux, par des détails mutiques (mais pas toujours), qui dérangent et créent un malaise.
Ici, un personnage est montré dans différents états de solitude : sa silhouette est esseulée dans des photographies noir et blanc, sa présence est niée dans des lettres échangées par son entourage, son corps est isolé à l’âge du crépuscule. Mais ce que Caroline Pandelé propose, ici, est moins la vie précise, qui initia ce projet, que « la vie » dans une approche plus générique. L’artiste ne cherche pas à enfermer le spectateur dans un système biographique. Au contraire, elle le plonge dans un univers d’affects que rencontre inexorablement tout un chacun — selon le rapport qu’il entretient à la vie, à la mort, aux autres — pour mieux le renvoyer à lui-même.
S’il est possible de suivre « consciencieusement » les murs pour accompagner le déroulement de la proposition, l’artiste suggère une autre « méthode » pour appréhender son accrochage à la précision clinique : des connexions peuvent être identifiées à l’intérieur de l’ensemble, en cherchant à associer des couleurs, des matières ou encore des motifs. « Villa Pomone » n’est pas un livre qui aurait perdu sa reliure et dont les pages aux murs cadreraient le regard. La proposition n’est pas un film qui imposerait sa temporalité. Elle est une installation, un espace d’agencements qui offre toutes possibilités d’appréhension pour le spectateur. Elle l’invite à chercher au-delà des apparences des signes montrés, au-delà des portes d’armoires fermées, au-delà des rideaux rouges, au-delà des figures de style des lettres échangées, au-delà de ce qu’il croit voir et de ce qu’il croit ne pas voir.

En 2014, l’artiste faisait donc une première proposition pour la Maison Salvan[3]. Cette dernière était plus resserrée autour d’un motif unique et dévoilait de manière emblématique sa façon de travailler. Caroline Pandelé dressait une portion de mur, à l’apparence bourgeoise, dont le motif du papier peint, recouvrant sa partie haute, était intégralement composé d’un texte aux lignes et aux caractères serrés. L’apport de cet élément architectural créait un nouvel espace, inédit, dans le lieu d’exposition. Les autres parois de celui-ci accueillaient sept portraits fantomatiques : ils ne figuraient pas les corps ou les visages de personnes mais proposaient de manière radicale, à nouveau, du texte selon les mêmes principes graphiques que ceux retenus pour le papier peint mural. L’ensemble textuel — imprimé avec un gris léger se détachant à peine de l’arrière-fond blanc — compactait la correspondance échangée, durant de nombreuses années, par les membres d’une famille composée d’un couple et de cinq enfants.
Ici, il s’agissait, pour le regardeur, d’entrer profondément dans cette matière épistolaire afin de déceler la richesse et la nature de l’œuvre reposant sur un emboitement de deux registres narratifs. Le premier renvoyait au « roulis » vécus au quotidien par chacun : les sept protagonistes parlaient d’alimentation, de budgets difficiles à boucler, de leurs déplacements journaliers, ils révélaient des facettes plus ou moins avouables et ils s’aimaient aussi. Le second évoquait ce qui saisit les individus de façon plus ou moins autoritaire : la « main invisible » de l’Histoire. Caroline Pandelé avait puisé dans des lettres écrites par Yvonne, Edmond, Marion, Paule, Louison, Louis et Léonie. Elle les restituait par une narration accidentée inédite, qui donnait le rythme et la force de ce « tic-tac du quotidien » inscrit dans des temps troublés, ceux de la seconde guerre mondiale. Finalement, au sortir de l’expérience de l’œuvre, une question pouvait tarauder : au sujet de quelle histoire faut-il mobiliser une majuscule ?
À l’évidence, le travail de Caroline Pandelé est à fouiller pour distinguer des lettres du fond qui les enserre ou pour déceler les mots qui frappent la rétine parmi tous ceux qui l’amadoue, comme c’est le cas dans « Edmond & Yvonne ». Effectivement, les projets de l’artiste demande toujours une attention pour en saisir le système narratif, déceler la nature du propos et intégrer que tout est leurre, faux-calme, que derrière les apparences se tapit une forme de violence. Au sein de ses installations, peu-à-peu, l’environnement s’anime et il n’est pas incertain que des lames de fond viennent jusque-là. C’est un peu comme si l’espace avait été préalablement « armé » (saboté ?), par l’artiste, pour installer une situation de tension qui s’installe et pénètre peu-à-peu les visiteurs devenus alors intranquilles, fragiles, à condition qu’ils soient attentifs.

Ainsi, aller vers une œuvre de Caroline Pandelé, c’est se confronter à du ton sur ton, du fondu et de l’ornement en mode camouflage ; c’est renoncer à l’aisance du corps devant un accrochage rigide, ultra-controlé ; c’est faire abdiquer les systèmes de référence : le travail a des sources tangibles mais qui sont « blanchies », rendues neutres et pudiques. L’intimité que dévoile les matières empruntées (lettres, objets, photographies de famille, …) est universelle, ou plutôt celle de chacun, à l’instar d’Ozu qui faisait de ses personnages de parfaits archétypes en « s’attachant à rendre des situations optiques et sonores pures »[4].
Mais, derrière la surface, être en présence d’un travail de Caroline Pandelé, c’est aussi la promesse de percevoir la « chair » et de ressentir des climax émotionnels ; c’est entendre l’âpreté de la vrai signification des mots ; c’est frôler la crudité des corps ; c’est recevoir la nudité des hommes faibles imprimée par des formes de violences sociales. Les œuvres sont faites de fragments desquels transpire un réalisme sec à la Pialat.
Pour le regardeur, conjuguer ces deux flux, initiés par les projets de l’artiste, demande peut-être de s’en remettre à ce qu’Andrei Tarkovsky nomme les liaisons poétiques en vue de définir sa manière d’envisager le montage et la narration[5]. L’enjeu n’est pas pour lui d’enchainer et de rapprocher « naturellement » les blocs filmiques les uns avec les autres mais plutôt de les faire s’entrechoquer, en tout cas de créer une dynamique poétique discontinue. Ce choix esthétique ouvre des potentialités de réception et un espace de pensée donnant place au regardeur qui, lui-même, montera en quelque sorte son propre film. De ce point de vue, les œuvres de Caroline Pandelé peuvent effectivement s’appréhender comme se regarderait un film du cinéaste soviétique, tant les récits visuels proposés se dévoilent comme des systèmes d’éléments plutôt que des linéarités qui imposeraient de façon autoritaire, dans le temps et dans l’espace, des ordonnancements au regardeur.

Paul de Sorbier – Directeur artistique – Maison Salvan – Juin 2017

 

[1] Exposition « entre les gens », Caroline Pandelé, Gaël Bonnefon, Pascal Navarro, Maison Salvan, 2017
[2] Paul Celan, Partie de neige, Seuil, 2013 (réédition)
[3] Exposition « Le rêve d’une chose » Bertille Bak, Suzanne Husky, Julie Meyer, Caroline Pandelé, Özlem Sulak, Capucine Vever, Yann Febvre, Maison Salvan, 2014
[4] Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L’image-temps, Éditions de Minuit, 1985
[5] Andreï Tarkovski, Le temps scellé, Editions de l’Etoile, Paris, 1989