errances – texte

Caroline Pandelé, photographe plasticienne née en 1975, construit une œuvre douce-amère où elle sait capter l’intime, le sensible, les émotions dans des situations humaines qui souvent ont à voir avec l’enfermement. C’est pourquoi elle s’intéresse tout particulièrement aux lieux clos que sont les hôpitaux, les prisons, les maisons de retraite… Tous ces endroits où la dépendance, qu’on la doive à la maladie, à l’incapacité ou à la contrainte, nécessite d’en traiter les causes par la mise en place d’organisations strictes, de codifications rigoureuses, de formes de relation structurées. Elle va dénicher le presque rien qui témoigne mieux que toute autre chose de notre condition humaine.
Pendant un an, à l’invitation des Hôpitaux de Lannemezan, Caroline Pandelé s’est glissée discrètement dans la vie de l’hôpital, elle a visité sans bruit les services, passé du temps avec les personnels soignants et les pensionnaires. Elle a expérimenté, en une oscillation entre exploration minutieuse et errances fortuites, ce grand territoire clos qu’est l’Hôpital de Lannemezan. Outre les très nombreuses photographies qu’elle a réalisées, elle a aussi écouté les gens, consulté les archives de l’Hôpital et tout particulièrement son fonds photographique qui retrace soixante-dix ans d’histoire.
A partir de son séjour et de son travail, Caroline Pandelé nous propose aujourd’hui de partager ses « errances ». Elle les développe à plusieurs endroits de l’Hôpital : dans les coursives extérieures, avec trente-six photographies imprimées sur des bâches, et dans trois des salles du Pavillon 7, avec une exposition mêlant des documents d’archives à son propre regard.

Parcours extérieur le long des coursives de l’hôpital
36 photographies couleur imprimées sur bâches plastiques.
A l’extérieur, le long des coursives qui structurent l’architecture du lieu et dirigent les pas des soignants, des pensionnaires et des visiteurs, Caroline Pandelé a réalisé une installation faite de photographies imprimées sur de grandes bâches tendues entre les poteaux de béton. Les photographies ont été prises pendant son séjour. A chaque emplacement du parcours qu’elle a déterminé, deux bâches sont tendues dos-à-dos. On découvre donc certaines des images lorsqu’on se déplace à l’intérieur des coursives et les autres depuis d’autres points de vue où l’on pourra se trouver selon qu’on se rende à tel endroit ou à tel autre de l’hôpital.
En trente-six images, Caroline Pandelé nous donne à voir la vie de l’hôpital à travers des petites choses considérées souvent comme insignifiantes ou banales et qui pourtant constituent plus que d’autres l’intimité d’hommes ou de femmes dont jamais on ne voit le visage. Sur ces photographies, pas de situations frappantes, étonnantes ou emphatiques. Pas non plus d’images auxquelles on s’attendrait ou que l’on espérerait. On verra plutôt des cachets en gros plan, des capsules de bouteilles multicolores contenant des boutons, une fiche de carton jaune mal rentrée dans un fichier mural, un jouet rouge entre des vêtements pliés… Une histoire sensible de l’hôpital nous est confiée. Ces mains croisées, cette assiette sur un bout de table, ces petits bouts de beurre, ces chemises de nuit rangées sur les cintres, ces dossiers suspendus sont en fait des indices puissants. Ce détail d’un claustra peint en vert pourrait être la trace d’une autre époque. Un bol en plastique jaune vissé sur la table nous renvoie à la maladie et aux arrangements à trouver pour la circonscrire un peu. Ces petits bouts de beurre sont les témoins d’un exercice thérapeutique destiné à réapprendre des gestes de la vie courante, ici dans la cuisine. Certes, l’image est énigmatique et ne livre pas d’emblée toutes ces explications. Les plans serrés de Caroline Pandelé donnent quelquefois autant qu’ils retirent. Susciter ainsi la perplexité peut être un bon moyen pour retenir l’attention et ce qui échappe fait bon ménage avec la poésie.
Plus que les grandes démonstrations, ces choses difficiles à décrire, minuscules, de l’ordre de l’indicible et que l’on comprend plutôt par le cœur, nous révèlent beaucoup des situations intimes et des relations humaines dans l’hôpital. Toute la qualité de la relation entre patient et soignant se dit dans l’interstice entre ces deux jambes vulnérables et le bras qui les soulève. De même, cette table contre le mur entre deux radiateurs nous assène la réalité de la solitude et ces fauteuils vides nous donnent à voir l’image de l’attente.
On constate aisément que l’artiste n’a pas photographié depuis la place des uns ou celle des autres, celle des soignants ou celle des soignés. Elle est demeurée entre les deux et s’y est déplacée sans idées préconçues. Grâce à ce manque d’a priori, elle a rendu évidentes des situations et montré des plans inédits. A travers eux, nous pouvons percevoir le clivage entre la rigueur nécessaire de l’hôpital et l’espace sensible investi par les gestes et les traces de ses habitants et qui expriment le respect, le don, la confiance.
Les images de Caroline Pandelé sont les révélateurs de cette réalité impalpable mais essentielle qui fait aussi l’hôpital.

Exposition au Pavillon 7 (salles 1, 2, 3)
Après ce parcours, Caroline Pandelé nous propose une exposition à l’étage du pavillon 7 de l’hôpital. Dans trois salles, elle nous livre son regard sur l’hôpital aujourd’hui et sur son histoire, à travers ses propres images, des bandes sonores qu’elle a pu enregistrer et aussi des documents d’archives qu’elle a sélectionnés, photographies, articles de presse, registres, objets divers…

Salle 2
Dans la salle du milieu, Caroline Pandelé a reconstitué une salle de télévision comme on en trouve couramment dans les hôpitaux ou les maisons de retraite. Elle nous invite à regarder le diaporama de ses photographies de l’hôpital -qui renvoient au parcours extérieur des photographies imprimées sur bâches- et à écouter la bande son, comme les pensionnaires du lieu le font lorsqu’ils viennent voir un film ou une émission.
Il s’agit donc de nous identifier avec eux pour mieux comprendre les images qui nous sont présentées. Au fond, ces plans rapprochés sur tel détail ou tel fragment – mains croisées sur un genou flétri, assiette sur un bout de table, petits bouts de beurre, chemises de nuit sur les cintres, dossiers suspendus… – ne nous parleraient-ils pas aussi de nous ? De ce que nous pouvons devenir ? De la proximité entre un bien-portant et un malade ? De notre jeunesse et de notre vieillesse ? De l’autonomie et de la dépendance ?
Cette salle centrale est encadrée par deux salles identiques mais inversées où Caroline Pandelé propose son regard sur l’histoire de l’hôpital.

Salle 1 
7 tirages noir et blanc encapsulés et punaisés au mur provenant de fonds photographiques divers.
Ici, Caroline Pandelé donne, en quelques images d’archives, une vision rapide mais très précise et juste de l’hôpital de Lannemezan de l’époque, de son projet médical et de sa vie quotidienne. Entre l’image touchante du gâteau d’anniversaire représentant les bâtiments administratifs de l’hôpital et celles décrivant des activités de travail et de loisirs qui pouvaient s’y dérouler -travail à imprimerie, au salon de coiffure ou scène de bal…-, se trouve un portrait du docteur Ueberschlag qui prit la direction de l’hôpital en 1945. A côté, une reproduction d’extrait de journal (L’Alsace, 7/10/1956) nous renseigne sur la philosophie de cet homme qui, après s’être confronté aux nazis et en avoir payé le prix, choisit de rénover la psychiatrie hospitalière : «  de soigner et d’essayer de guérir les malades dans un vrai climat de dignité humaine et d’humanité digne ».
La septième et dernière image nous montre un pensionnaire quittant l’hôpital. Ainsi est-il dit que la finalité du séjour dans l’établissement est d’en sortir guéri.
Diaporama. Durée 19 :25, en boucle.
Bande sonore constituée d’articles de presse de l’époque.
Après cette introduction, Caroline Pandelé propose un diaporama constitué d’images d’archives et de phrases tirées de registres de veille et de jour de l’hôpital. Sur les photographies d’archives représentant des pensionnaires de l’hôpital, elle a choisi d’occulter les visages sous des caches noirs correspondant au format de leurs dossiers médicaux. Outre sa volonté explicite de respecter, encore aujourd’hui, l’intimité d’anciens pensionnaires et de leurs familles, l’artiste nous interroge sur ce qui constitue l’identité réelle de ces personnes. Est-ce leur maladie ? Autre chose ?
Caroline Pandelé a également conçu une œuvre sonore qui reprend des articles de journaux quotidiens locaux (entre 1951 et 1961) présentant la réalité de l’hôpital psychiatrique telle qu’on pouvait la dire et l’entendre à l’époque.

Salle 3
Diaporama, 7 : 38 mn. En boucle avec noir début et fin. 4 parties
40 témoignages sonores de personnes âgées retraitées de l’Hôpital. En boucle, 1 :17mn.
Pour cette salle, Caroline Pandelé a construit un diaporama rendant compte de situations ou d’événements qui ont constitué ou créé en grande partie l’image de l’Hôpital de Lannemezan et sa relation à l’extérieur. Ainsi, les fêtes de l’Hôpital étaient célèbres et établissaient un lien avec la ville de Lannemezan. De même, le Parc des Merveilles, réalisé par les pensionnaires, est connu de tous et largement fréquenté par les familles encore aujourd’hui. Enfin, la figure du Docteur Ueberschlag est incontournable, occultant peut-être d’autres moments et personnalités ayant construit le lieu.
Dans l’œuvre sonore qui fait un pendant au diaporama, Caroline Pandelé fait écouter les témoignages de celles et de ceux qui ont vécu de l’intérieur le travail à l’hôpital. Ils sont donc les anonymes, ceux dont l’Histoire ne retiendra peut-être pas les noms, mais qui ont largement contribué à l’activité de l’Hôpital et qui en sont aujourd’hui sa mémoire vivante.
Nature morte sur table
Enfin, Caroline Pandelé a conçu une Nature Morte à la manière de celles peintes, notamment au XVIIème siècle, par les écoles du nord, en Flandre ou en Hollande et représentant le réel dans toute sa crudité. Sur une grande table autour de laquelle le visiteur est invité à tourner, sont posés des ustensiles divers de la pharmacie, des objets utilisés dans l’hôpital ou peints par des pensionnaires, des photos, des registres, le journal interne de l’hôpital…
Chacun pourra donc constituer son histoire de l’Hôpital. La seule chose à quoi il n’aura pas accès sera l’intimité des personnes puisque les registres cacheront les noms des pensionnaires ou bien resteront fermés.

Odile Biec
Directrice artistique Le Parvis 2008